Édouard Louis, Qui a tué mon père


Louis

Le propos est amer, il est violent. Le livre est sans concession, il fonce droit devant. Comme dans un mauvais polar, l’auteur nomme les assassins de son père qui est toujours vivant, mais un mort-vivant à ses yeux. Les coupables s’appellent Hollande, Valls, El Khomry, avant eux Sarkozy et Martin Hirsch, voire Chirac et Xavier Bertrand : ils ont supprimé le remboursement de médicaments, le RMI ou fait adopter une « loi Travail » qui favorise les licenciements. Ils sont de droite, ils sont de gauche. Ils appartiennent à cette élite qui n’a plus les pieds sur terre. Le nouveau président aggrave la situation, non seulement en retirant cinq euros aux Français les plus précaires, mais, comme le ressasse l’auteur dans les Inrock du 2 mai : « Macron n’a plus honte. Avec lui, il est devenu possible aujourd’hui d’insulter les classes populaires dans l’espace public ». Rien de moins littéraire que de faire appel à des politiques récents : un cri de révolte ne s’arrête pas à ce genre de détail. L’analyse est implacable, la misère, la pauvreté de ces laissés-pour-compte est décrite dans l’obscénité de l’alcool, des chaînes de télévision qui diffusent de la connerie entre deux “pub”, des coups qui pleuvent sur une mère, du regard implacable d’un village. Et ce père, le dos bousillé par un accident de travail, qui est obligé, pour obtenir le RSA, de balayer les rues de la ville voisine, qui, à cinquante ans, est tellement usé qu’il est mort à la vie. Un mauvais Zola ? Sans doute aux yeux de quelques lecteurs, mais ce livre démontre méticuleusement comment une frange de la population, qui votait pour le PCF autrefois, se retrouve derrière Marine Le Pen aujourd’hui. L’essentiel n’est pas encore là. On a volé sa jeunesse de ce père et il court désespérément derrière elle, de bitures en conneries. Il déloge, se bagarre, mais invective les soiffards qui dénigrent sa famille. Ce père s’est muré dans l’image virile qu’il se doit de présenter au point d’abandonner les études trop tôt, de bosser en usine comme les gens de peu le font dans le Nord, de génération en génération. Sauf qu’il n’y a plus d’usine et que ce sont les derniers travailleurs qui paient la note de cette désaffection du capital. Ce père est gêné, le bruit se répand dans les bistrots que son fils est pédé, il se prend à le détester. Mais ce fils sait, a toujours su, que derrière une image à préserver, le père est un tendre, un père-aimant même, mais obnubilé par un honneur désuet, une réputation à sauvegarder. Un père fruste, un père qui fut abandonné de l’Éducation nationale, privé de culture, même de la belle culture ouvrière de ceux qui se battirent autrefois pour des congés payés. Non ! Tout cela est passé à la moulinette d’une vision de la société, dispensée par RTL et TF1, qui dissémine sa haine de la vie par écrans publicitaires interposés. L’auteur d’En finir avec Eddy Bellegueule  et d'Histoire de la violence traverse un flot d’insultes pour renouer avec son géniteur, nous faire comprendre une réalité sociale, le désespoir de millions de gens qui entraîne un sentiment de révolte, révolte qui, si elle se manifeste, se retourne contre eux et contre de plus misérables encore, les migrants, par une répression policière inédite. Analyse cinglante et juste d’une violence sociale.

 

                                                                           Alain Dantinne
Écrivain et philosophe - Faculté d'Architecture

Édouard Louis, Qui a tué mon père, Seuil, 2018

 

 

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