Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme


Lowenhaupt Tsing Anna

Ce n’est pas un hasard si, dans les dernières pages d’une recherche qui se lit comme un roman, Anna Tsing invoque l’écrivaine de science-fiction Ursula K. Le Guin et sa théorie féministe de la fiction comme panier. Raconter une histoire ne consiste pas à chanter les exploits de l’Homme-héros-chasseur-tueur, créature prométhéenne dont l’entourage n’est que décor, cible ou outil. Raconter une histoire, c’est tresser un panier à provisions, y abriter une ribambelle d’êtres et les porter quelques pas plus loin, pour la suite du monde. Comme Le Guin, Tsing est travaillée par l’urgence d’inventer de nouvelles histoires et de nouvelles façons de raconter. C’est que les histoires ne servent pas seulement ni d’abord à divertir : elles anesthésient ou mettent les sens en éveil, façonnent les manières de voir et de vivre, nourrissent les espoirs et les rêves. Et la littérature n’est pas seule à raconter.

À l’heure de l’anthropocène – cette heure grise, où les récits virilistes-héroïques d’une modernité en pleine débandade nous laissent commotionnés, sur une terre blessée et parfois menaçante, – Anna Tsing mobilise les ressources de l’anthropologie pour explorer d’autres types d’histoires. Des histoires qui pourraient transformer les anciens décors en personnages à part entière, les anciennes cibles en compagnons provisoires, les anciens outils en partenaires récalcitrantes et malicieuses. Tsing déploie ses talents et son imagination d’ethnographe à suivre le matsutake, un champignon japonais rare et précieux qui pousse dans des forêts dévastées.  Si l’existence du matsutake est à elle seule un enseignement sur l’art d’habiter les ruines, sa découverte est toujours le fruit et la récompense d’une culture de l’attention.

Brassant les lieux et les temps, les vivants et les morts, les fantômes, les exilés d’hier et d’aujourd’hui, les salariés anciens et les nouveaux précaires, la science et la poésie, la guerre et la paix, l’enquête d’Anna Tsing explore les mondes, les économies et les partenaires multi-spécifiques du matsutake. Réussissant avec brio l’alliance du sensoriel et du conceptuel, de l’imagination et de la mémoire, de l’attention et de la rêverie, son histoire prend l’allure hypnotique d’une cueillette de champignons. Cette cueillette est une danse. Et cette danse est connaissance. Laissez-vous cueillir. Entrez dans la danse.

Julien Pieron
Chercheur en Métaphysique et Théories de la connaissance

 

Anna Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Les empêcheurs de penser en rond/La découverte, 2017. Trad. Philippe Pignarre

 

Lectures pour l'été 2018

 

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