Nicolas Mathieu : Leurs enfants après eux


Mathieu

Si ce roman se clôt sur une belle oxymore, « l’effroyable douceur d’appartenir », c’est que le monde qu’il décrit est traversé de contradictions comme le sont les sentiments dans « les territoires », pour reprendre l’expression que la France a fini par imposer dans notre culture politique. Ici, il s’agit d’une vallée à l’Est de l’hexagone et non loin de la Belgique, là où les finales en « ange » semblent résonner avec un paradis perdu, celui de l’époque où les hauts fourneaux donnaient un sens à la vie des habitants de cette région, comme dans la chanson de Bernard Lavilliers, « Les mains d’Or ». Dans l’histoire que raconte Nicolas Mathieu, c’est un peu comme si les enfants, « après leur parents », exprimaient leur ras le bol face à ces paroles pourtant si touchantes : « J'voudrais travailler encore, travailler encore/Forger l'acier rouge avec mes mains d'or/Travailler encore, travailler encore/Acier rouge et mains d'or ». Ils ont définitivement pris acte de ce que dit encore le barde stéphanois dans cette magnifique complainte : « J'peux plus exister là/J'peux plus habiter là/Je sers plus à rien, moi/Y'a plus rien à faire » … Et pourtant ils y vivent et persévèrent dans leur volonté d’existence et d’amour près de ce petit lac où ils tuent l’ennui dans cette partie de France que l’on dit oubliée comme bien d’autres, du Nord au Sud et d’Ouest en Est.

La force de la littérature est bien là. C’est écrit comme on parle dans ces territoires-là, n’en déplaise à ceux qui n’aiment pas les phrases comme celle-ci : « Venez on s’en fout, on fait un truc » ou « Fais pas ton fils de pute, on s’en fout ».

Comme j’enseigne la sociologie urbaine aux géographes, je m’intéresse professionnellement beaucoup à l’étude de ces régions postindustrielles. Les essais de Yaëlle Amsellem-Mainguy et de Nicolas Renahy, intitulés respectivement « Les filles du coin » (Les Presses de Sciences Po, 2021) et « les gars du coin » (La Découverte, 2010), sont de très belles enquêtes sociologiques pour qui veut saisir ce qui arrive dans ces mondes encore dits, un peu rapidement, « périphériques ». Mais le roman contribue bel et bien à sa manière et puissamment à notre compréhension de la condition de ces habitants comme oubliés par la marche du monde.

La confrontation entre sociologie et littérature m’a amené ici à me souvenir de cette question passionnante d’Yves Michaud (« Les ressources conceptuelles de la littérature » dans L’écrivain, le savant et le philosophe, Publications de la Sorbonne, 2003) : « comment se fait-il que la littérature dise et analyse parfois si bien […] certaines situations ? ».

Stéphane Dawans
Philosophe, Faculté d'Architecture

Nicolas Mathieu, Leurs enfants après eux, Acte Sud, 2020, 560 p.

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