Mérédith Le Dez : Un libraire


LeDez 

Le carillon vieillot alertait l’homme replié derrière une pile d’ouvrages posés sur une toute petite table, je saluais alors mon ami bouquiniste, il relevait la tête enfouie dans un livre, retirait la bouffarde de ses lèvres, posait son regard au-dessus de ses lunettes, plissait les yeux pour reconnaître le visiteur, m’accueillait de son large sourire. Alors, j’allais chercher au bistrot d’en face deux Orval, et nous parlions de quelques raretés littéraires ou de Dhôtel, de Moreau, de Pirotte, d’ouvrages de poésie ou d’anarchie. Jean-Pierre Canon rentrait dans cette image prévisible de bouquiniste sans devoir se forcer. Ou bien cette image s’est-elle figée chez nous parce qu’en Belgique tout amateur de livres fréquentait La Borgne Agasse, la boutique de Jean-Pierre Canon.

Je découvre dans l’ouvrage de Mérédith Le Dez un tout autre libraire. Tout autre mais quelque part le même. Jacques Ascano était un grand marcheur urbain, traînant un caddie rempli de livres, souvent accompagné d’un parapluie – nous sommes à Saint-Brieuc – le cou entouré d’un foulard ou d’une écharpe, de fines lunettes sur le nez, le regard tourné vers l’intérieur. Un homme à éclipse, exigeant, réservé, pudique. Un libraire qui choisissait les livres qu’il mettait en avant, ceux qu’il conseillait à ses clients, loin des têtes de gondole et des produits culturels de la grande distribution.

Il était un libraire de la haute lignée des libraires. Il n’en existe plus. Ils étaient précieux. Il s’appelait Jacques. Sa librairie était le monde. Elle s’appelait “Le pain des rêves”. 

Jacques était sorti de sa retraite pour reprendre du service et empêcher que la librairie qu’il avait fondée ne s’arrête faute de repreneur. Mérédith Le Dez l’avait épaulé dans ce sauvetage. C’était en octobre 2019, le 16 mai qui suivit, Jacques s’est donné la mort. Désemparée, Mérédith se mit à adresser des lettres à son ami, cherchant à comprendre non pas le mystère de sa disparition qui lui appartient, mais le sens de cette épopée à laquelle elle participa pendant neuf mois. Elle tente de « Raconter Jacques, et témoigner de son destin singulier, si beau et si tragique à la fois… ».

La tragédie du confinement, le couvre-feu, l’interdiction de se déplacer à plus d’un kilomètre de son domicile, l’incertitude dans laquelle furent plongés les petits indépendants, toute cette bêtise de fonctionnaires qui prennent des décisions inadéquates par ignorance de l’humain, tout cela a épuisé, a déstabilisé le libraire, mais pas tant que de se voir qualifié de « non essentiel ». C’est tout le sens d’une démarche de vie que s’en trouve ébranlé. Là ne réside sans doute pas l’unique motivation de l’acte ultime, mais l’homme en fut blessé dans son âme.

Raconter Jacques, et témoigner de son destin singulier, si beau et si tragique à la fois, ce serait tout simplement par lettres, comme flèches lancées dans la nuit entre nous, raconter au nom des libraires – dont le métier et l’existence par un seul qualificatif furent bafoués –, et pour eux, et pour nous qui ensemble faisons société, quel libraire, essentiel parmi les essentiels, il demeure à jamais.

Mérédith Le Dez nous propose dans cette petite trentaine de lettres une vraie démarche de libraire, de passeur, elle pose en exergue dans chacune de ses missives une citation tirée des livres qu’elle lisait après la mort de Jacques. Elle semble lui raconter ce qu’il aurait découvert et conseillé à ses amis clients s’il était encore présent. Et le lecteur d’Un Libraire découvre à son tour de nombreux écrivains moins connus qui auraient attiré son attention s’il avait franchi la porte du “Pain des rêves”.

Alain Dantinne
Écrivain, philosophe - Faculté d'Architecture

Mérédith Le Dez, Un libraire, Éditions Philippe Rey, 144 p.

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