Lydie Salvaire : Marcher jusqu'au soir


Salvayre

Quand on enseigne la philosophie de l’art aux étudiants en architecture, on ne peut pas trop vite s’emballer quand on ouvre un roman qui cite d’emblée, en exergue, Baudelaire définissant l’art comme « prostitution » (Fusées) et commence par « Non, je lui ai dit non merci, je n’aime pas les musées ». Et pourtant j’avoue avoir été conquis immédiatement et jusqu’à la fin, par le style de cette écrivaine qui manie la langue en en exploitant tous les registres du plus châtié, au risque du subjonctif imparfait qu’elle revendique politiquement, au plus familier et grossier, quand elle laisse parler l’émotion, le mépris (des imbéciles, des fats, des imposteurs, des acteurs du monde de l’art, des bourgeois…)  ou quelque chose que je définirais comme une  rage roborative et salutaire. Ce n’est pas étonnant, puisqu’il s’agit bien de la rage suscitée par la violence symbolique, par la lutte des classes, par la honte, dont Marx avait dit dans la célèbre lettre de 1843 adressée à Arnold Ruge : « Je réponds : la honte est déjà une révolution ».

Comme Didier Éribon (Retour à Reims) ou  Édouard Louis ( En finir avec Eddy Bellegeueule  ), Lydie Salvayre nous parle de son enfance de « pauvre bien élevée » et de la blessure infligée par le verdict sans appel d’une bourgeoise lors d’un dîner mondain : « elle a l’air bien modeste » ! Et on sait grâce à Sartre comment Genet a surmonté l’épreuve de la honte, comment il l’a dialectiquement retournée pour nous « tendre le miroir » et nous faire honte à son tour – la définition même de la littérature engagée selon  le philosophe français. C’est ce que fait Salvayre, en partant d’une expérience imaginée, en prétextant avoir passé une nuit, toute seule, enfermée dans le musée Picasso en présence d’une sculpture emblématique du 20e siècle : L’Homme qui marche de Giacometti. Elle profitera de cette histoire pour nous parler du monde de l’art en régime capitalistique, pour rire des philosophes qui voudraient soutenir que la réception de l’art échappe aux contingences sociales, mais aussi pour nous parler avec une sympathie soutenue par de magnifiques pages littéraires de ce sculpteur aussi touchant et modeste que son homme qui marche inlassablement, comme toute l’humanité.   

Stéphane Dawans
Philosophe. Faculté d'Architecture

Lydie Salvayre, Marcher jusqu’au soir, Stock, 2019, 224 p.

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