Histoire de la gastronomie

Les grands mythes de la gastronomie : l'histoire du croissant


Dans Culture

Photo Jean-Michel Bourdoux

Historien de l’alimentation, Pierre Leclercq est collaborateur scientifique de l’Université de Liège, au sein de l'Unité de Recherche Transitions. Auteur de nombreuses publications, il donne aussi régulièrement des conférences-dégustations retraçant l’histoire de l’alimentation de la Préhistoire à nos jours. En partenariat avec l'émission Week-end Première de Sophie Moens, diffusée sur la RTBF-La Première, il se propose d'examiner quelques grandes légendes de l'histoire de la gastronomie.

L'histoire du croissant

SOPHIE MOENS  À propos de l’origine du croissant, on raconte souvent une histoire qui se déroule pendant le siège de Vienne par les Ottomans en 1683. Les boulangers, travaillant tard dans la nuit, entendent les soldats turcs en train de creuser un tunnel en-dessous de la ville et donnent l’alerte, sauvant ainsi la ville de l’invasion. En récompense, les autorités municipales permettent à la corporation des boulangers de confectionner une pâtisserie en forme de croissant, emblème du drapeau turc. Et pour expliquer l’arrivée du croissant en France, on évoque souvent le rôle de Marie-Antoinette, reine de France d’origine autrichienne.

Mais est-ce que ces histoires ne sentent pas un petit peu l’intox ?

PIERRE LECLERCQ Ce sont des légendes ! D’une part, le croissant, Kipfel en autrichien, existe à Vienne bien avant le siège de la ville en 1683, et, d’autre part, les croissants n’apparaissent à Paris qu’au milieu du XIXe siècle, plus de 50 ans après la mort de Marie-Antoinette1.

Il faut faire très attention aux histoires romanesques qui nous racontent les origines de nos recettes préférées, surtout quand elles sont truffées de détails invérifiables ou quand elles font intervenir un personnage célèbre ou encore quand elles se déroulent pendant un grand événement historique. Tout cela est très suspect ! Par exemple, toutes les histoires sur le rôle de Catherine de Médicis ou de Marco Polo dans la gastronomie sont fausses. Tout comme celle de la mayonnaise inventée lors du siège de Port Mahon…

Et si ces belles histoires remportent beaucoup de succès, c’est parce qu’elles sont bien plus plaisantes et bien plus simples que la vérité historique, qui elle, il faut bien l’avouer, est moins accessible, plus âpre et plus complexe que les jolies légendes.

 

SOPHIE MOENS — Tentons de rendre cette vérité historique plus accessible.Alors, comment peut-on expliquer l’émergence du croissant ?

PIERRE LECLERCQ Tout d’abord, la forme du croissant n’est pas anodine. Depuis 25 000 ans au moins2, les hommes le représentent dans les arts tout en l’associant à la Lune ou à la corne d’un animal, voire aux deux. Dans tous les cas, il y a toujours une idée de fertilité, de fécondité ou d’abondance derrière cette forme particulière.Il n’est donc pas étonnant de voir des pâtisseries en forme de croissants parmi les offrandes faites aux dieux égyptiens, mésopotamiens et grecs3.

Chez les premiers chrétiens, le croissant demeure dans le domaine strictement religieux, notamment dans les premières représentations de l’Eucharistie4.

Et il faut attendre le XIIIe siècle à Vienne (1227) pour trouver le premier document profane5 parlant de Kipfel, c'est-à-dire croissant en autrichien. Par la suite, le Kipfel sucré ou salé connaît un succès considérable en Autriche.

5 cène et lavament des pieds détail codex purpureus rossanensis

Cène et Lavement des pieds. Codex purpureus rossanensis (détail)

SOPHIE MOENS — Mais le croissant s’est répandu à travers le monde à partir de la France et non de l’Autriche, comment cela est-il possible ? Si ce n’est pas Marie-Antoinette, qui a introduit ce fameux Kipfel à Paris ?

PIERRE LECLERCQ Une personnalité semble avoir joué un rôle important dans le transfert. Il s’agit d’August Zang, un homme d’affaires autrichien particulièrement avisé qui tente sa chance en ouvrant la première boulangerie viennoise à Paris, rue de Richelieu, en 1839. Son succès est fulgurant, si bien qu’en 1840, deux pièces de théâtre de vaudeville citent déjà sa boulangerie comme « the place to be6 ».

Parmi les spécialités de la maison se trouvent le pain viennois et bien entendu le Kipfel, futur croissant.

Pour les réaliser, Zang utilise un nouveau four vapeur qui améliore le glaçage des pâtisseries7, la pétrisseuse mécanique qui augmente la rentabilité ainsi qu’une levure de bière de première qualité qui donne des pains plus légers et plus aérés que les pains français traditionnels confectionnés au levain8.

Le succès est immense, si bien que le croissant entre au dictionnaire Littré en 1863.

1909 boulangerie viennoise

Boulangerie viennoise fondée par August Zang, rue de Richelieu 92, à Paris, autour de 1909

« Depuis quelque temps, à Paris, on vend des pains dits cuits à la vapeur. Il s’agit d’expliquer ce que l’on entend par là. On avait remarqué depuis long-temps, à Vienne, qu’en nettoyant la sole du four avec un bouchon de paille mouillée, la fournée était plus belle et la croûte du pain était plus dorée. On pensa avec raison qu’il fallait attribuer ce résultat à la vapeur d’eau qui, en se condensant, retombait sur les pains. Dès lors, on donna à la sole du four une pente inclinée de environ 0,30 sur un mètre, la voûte se trouvant surbaissée à la partie antérieure, et une fois l’enfournement achevé, on tint l’entrée du four bouchée avec un tampon de paille mouillée ; cette disposition permit à la vapeur de retomber sur les pains et d’obtenir une croûte dorée et luisante comme si on l’avait préalablement couverte d’une dissolution de jaune d’œuf. Voilà en quoi consiste la cuisson à la vapeur des pains dits Viennois, que l’on trouve chez M. Zang, boulanger, rue Richelieu. »

Anselme Payen, Jules Rossignon, Jules Garnier, Manuel du cours de chimie organique appliquée aux arts industriels et agricoles, t. 1, Paris, Béchet fils, éditeur, 1842, p. 312- 313.

« Dans les boulangeries de luxe on prépare encore, et ordinairement sous la forme demi-circulaire d’un rouleau contourné et effilé aux extrémités, des petits pains appelés croissants. Le liquide employé pour former la pâte avec un kilogramme de farine se compose d’un ou de deux œufs battus et mêlés avec environ cinq cents grammes d’eau. D’ailleurs le choix de la farine, la dose de levure, ainsi que le travail de la pâte, exigent les mêmes soins que lorsqu’il s’agit des autres pains de luxe ci-dessus désignés.»

Anselme Payen, Précis de chimie industrielle à l’usage des écoles préparatoires aux professions industrielles des fabricants et des agriculteurs, 3e édition, Paris, 1855, p. 528.

Kipfel Photo Hutschi

Kipfel autrichien. Photo Huschi Wikimedia

SOPHIE MOENS — Bref, au XIXe siècle, le croissant, héritier du Kipfel autrichien, devient un classique de la boulangerie parisienne. Mais est-il parfaitement semblable au croissant que nous connaissons aujourd’hui ?

PIERRE LECLERCQ Eh bien non ! Il a la forme du croissant actuel et il est glacé comme le croissant actuel. Mais il n’est pas feuilleté.

Il faut attendre le tout début du XXe siècle pour qu’on ait l’idée novatrice de réaliser une pâte feuilletée à partir de la pâte levée, et donc d'utiliser du beurre. C’est ainsi qu’est né notre croissant. Mais n’oublions pas qu’il était déjà très populaire avant d’être feuilleté et qu’aujourd’hui, la majorité des croissants que nous mangeons sont industriels, c’est-à-dire réalisés avec de la margarine et non pas du beurre.

Feuilleté - Photo Hugues Raven

Photo Hugues Raven

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Les grands mythes de la gastronomie

 

 

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1 Jim CHEVALLIER, August Zang and the French Croissant, How Viennoiserie Came to France, Second Edition, Hollywood, Jim Books, 2009.

2 Claudine COHEN, Femmes de la Préhistoire, Belin, 2016.

3 Athanassia ZOGRAFOU, Chemins d’Hécate, Portes, routes, carrefours et autres figures de l’entre-deux, Liège, Centre International d’Étude de la Religion Grecque Antique, 2010, p. 213, 214.

4 S.G. SENDER, Marcel DERRIEN, La grande histoire de la pâtisserie-confiserie française, Genève, Minerva, 2003, p.48, 49.

5 Jans ENENKEL (ca 1240 à ca 1302), Fürstenbuch.

6 De VILLENEUVE, VEYRAT et ANGEL, Le mari de la fauvette, représenté pour la première fois à Paris, sur le théâtre de la Renaissance, le 6 février 1840, p. 6.

Frédéric de COURCY et DUPEUTY, Le Grand-Duc, représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 1er janvier 1840, p. 8.

7 Anselme PAYEN, Précis de chimie industrielle à l’usage des écoles préparatoires aux professions industrielles des fabricants et des agriculteurs, 3e édition, Paris, 1855, p. 528. Dans sa description du croissant, Payen ne mentionne pas encore le beurre. Le beurre est cité en 1886 dans Joseph BARBARET, Le travail en France, Monographies professionnelles, Paris, Berger-Levrault, 1886, I, p. 380, ce qui correspond désormais à la recette de la brioche.

8 M. F. MALEPEYRE, Nouveau manuel complet du fabricant de levure, traitant de sa composition chimique, de sa production et de son emploi dans l’industrie, principalement dans la brasserie, la distillation, la boulangerie, la pâtisserie, l’amidonnerie et la papeterie, Paris, Librairie encyclopédie de Foret, 1875, p. 210, 211.

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