Lucie Taïeb : Freshkills : recycler la terre


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a langue de Lucie Taïeb n’est pas celle, froide et impersonnelle, qui prévaut lorsqu’il s’agit de questionner un sujet avec une rigueur toute scientifique. Incarnée, cette langue fiévreuse et claire réverbère le problème central que soulève l’autrice : comment se confronter à un lieu qui excède la pensée, comment compléter le réel lorsque le langage limite les possibles. Taïeb explore un territoire d’ordinaire savamment occulté : le devenir des déchets de l’humanité. De même que les abattoirs, prisons et centres fermés – tous lieux qui créent l’illusion d’une ville sans aspérité et laissent la conscience divisée –, les décharges constituent l’une des enclaves mentales que nous construisons pour parvenir à fonctionner dans la société occidentale contemporaine. Enquête-témoignage précise et poétique, Freshkills tente de mettre en mots la décharge new yorkaise du même nom qui accueillit, durant 50 ans, jusqu’à 29 000 tonnes de déchets par jour. En parallèle de son histoire (de l’avant sauvage, impropre à la construction immobilière, jusqu’à la réhabilitation en parc verdoyant de « pure nature »), Taïeb retrace son propre cheminement, géographique et intellectuel, dans l’im-monde des ordures. Le projet qui s’ébauche évoque celui que déployait Eugène Savitzkaya dans son roman En vie (Minuit, 1994) : intégrer les restes au quotidien, l’éphémère à la vie. Entre autres possibles, Freshkills propose d’ajuster les préoccupations politico-scientifiques sur le sensible, de déplacer l’aiguille du curseur de quelques millimètres vers le cœur.

« Il suffit pourtant, afin d’éviter de céder à l’emprise du cauchemar, de changer de monde. Non pas de changer le monde – le temps n’est plus au rêve –, mais bien de monde, c’est-à-dire de langage. » (Freshkills, p.116)

Louise van Brabant
Esthétique du cinéma

Lucie Taïeb, Freshkills : recycler la terre, La Contre Allée, 2020, 160 p.

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