Stanisław I. Witkiewicz : L’inassouvissement


Witkewicz

Un roman poisseux, des paragraphes qui s’étendent souvent sur plusieurs pages, sans respiration, des phrases interminables où le lecteur s’englue, se perd comme dans un labyrinthe dont le sol et les parois seraient faits d’une matière visqueuse. Curieuse ouverture pour donner envie de lire plus de 600 pages. C’est que c’est là précisément l’effet recherché par l’auteur et magnifiquement rendu par son traducteur (et retraducteur) Alain Van Crugten. Un tâtonnement dans les ténèbres, même dans les scènes les plus ensoleillées.

S’agit-il d’un Bildungsroman ? Certes nous suivons le jeune Genezyp Kapen (Zypek, Zypcio, Zypulka) dans son passage de l’adolescence à l’âge adulte, au moment où tout à la fois meurt son père, le brasseur, et où il est initié à l’amour physique et à l’interrogation métaphysique (avec des résultats mitigés). Est-il pour autant éveillé à la vie ? C’est ce que promet le titre de la première partie, mais la seconde, elle, s’intitule ‘La folie’.

Est-ce un roman d’anticipation géopolitique ? À peine. Certes, terminé en décembre 1927, il décrit l’avancée irrésistible de l’empire sino-mongol sur une Europe presque entièrement gagnée à un bolchévisme de bas étage, où la Pologne présente une structure sociale anachronique mais non moins décadente. C’est davantage une anticipation philosophique, dans la veine de Zamiatine (Nous, 1921), anticipant Aldous Huxley (Brave New World, 1931). La philosophie de Murti Bing, que viennent mettre en œuvre les troupes chinoises, est simple : un bonheur automatisé, la perte définitive de ce qui fait notre humanité, ces interrogations sans fin qui tourmentent les personnages les plus éveillés, l’inassouvissement.

Salopinowicz, le général, le grand stratège, appelé le Chef, mais aussi, modestement, le quartier-maître, devient presque héroïque dans son revirement final. Mais l’héroïsme est difficile à concilier avec le burlesque, le sens du dérisoire, présent tout au long et tout particulièrement marqué dans la scène finale, où alternent propos courtois et décapitations (une scène qui rappelle la  Reine de Cœur dans Alice).

Christine Pagnoulle
Langue anglaise : linguistique, littérature et traduction

Stanisław I. Witkiewicz, L’inassouvissement, traduit du polonais par Alain Van Crugten, Les éditions Noir sur Blanc, 2019, 611 p.

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