Gao Ertaï : En quête d'une terre à soi


Ertai

"Si j’étais aujourd’hui un nouveau-né, je serais horrifié par la perspective d’une telle vie » (p. 9).
C’est par ces lignes que débute En quête d’une terre à soi, une œuvre fulgurante qui plonge le lecteur au cœur d’un demi-siècle d’histoire de la République populaire de Chine, au plus près des corps et des âmes, de la cruauté, mais aussi de la solidarité et de la poésie. Né en 1935 dans le sud de la Chine (province du Jiangsu), l’auteur, Gao Ertaï, peintre, philosophe et enseignant, sera étiqueté « droitier » en 1957 à l’aube de la Campagne des Cent fleurs suite à la publication d’un essai consacré à la beauté. Cette œuvre dans laquelle il plaide en faveur de la nature subjective de la beauté lui vaudra de passer quatre années dans l’un des plus terribles camps de rééducation par le travail de l’époque maoïste (Jiabiangou) dans le nord-ouest de la Chine1. Libéré en 1961, son répit ne sera que de courte durée, son passé de « droitier » le condamnant irrémédiablement à de nouvelles persécutions dès 1966 lors de la Révolution culturelle. Réhabilité une dizaine d’années plus tard à la faveur de la sortie de la période maoïste, il sera à nouveau incarcéré en septembre 1989, dans la foulée de la répression consécutive au mouvement de la Place Tian’anmen. Faisant face à un dilemme entre rester en Chine dans un environnement politique devenu des plus insécurisant et tenter l’exil, il fera le choix de la deuxième option en 1992, quittant clandestinement la Chine avec son épouse pour gagner Hong Kong et finalement les États-Unis, laissant sa fille d’un premier mariage derrière eux.

Ce destin hors du commun – les multiples coups de boutoir du régime communiste ôtant la vie de son père (1958, Grand bond en avant), de sa première femme (1965) et en 1990 de sa fille alors âgée de 25 ans – aurait pu engendrer un ouvrage lourd et sombre. Il n’en est rien. Ce récit autobiographique livre une riche palette de portraits de personnes croisées par l’auteur durant sa pérégrination, de ses tortionnaires à ses compagnons d’infortune. Mais En quête d’une terre à soi est avant tout une ode bouleversante à la culture et à l’écriture non seulement comme mode de survie, mais davantage encore comme nécessité absolue de vie :

« Je me rendis compte qu’à ce moment-là, pendant que mon corps renaissait, mon âme se dirigeait vers la mort. J’avais perdu mon moi, j’étais devenu un instrument mis à la disposition des autres, un objet. Etre transformé en objet c’est la même chose que d’être mort. L’instinct de survie me poussa à écrire. J’écrivais en cachette, avec de minuscules caractères sur des bouts de papier trouvés par hasard. Au fil du temps, les bouts de papier s’entassaient ; ne pouvant plus les garder sur moi je dus chercher un endroit secret où les cacher. Je prenais un très grand risque mais je n’avais pas le choix.  

Pendant de nombreuses années, j’ai couru à droite et à gauche et ce paquet de feuilles dangereux, de plus en plus volumineux, m’a suivi partout. Les articles et livres que j’ai publiés par la suite sont en grande partie nés de là. C’est l’existence de ce paquet qui m’a donné la certitude que j’avais bien quitté l’ombre de la mort » (p. 228).

On pense inévitablement à Jean Pasqualini (Prisonnier de Mao), à Jorge Semprun (L’écriture ou la vie), à Primo Levi (Si c’est un homme) ou encore à Jacques Lusseyran (Le monde commence aujourd’hui):

« Il était une chose que seule la terreur pouvait obtenir, c’était que ces centaines d’hommes bouillonnant au fond de la baraque [à Buchenwald] fissent silence. Seule la terreur… et la poésie. Si quelqu’un récitait un poème, tous se taisaient un à un, comme des braises s’éteignent. Une main tenait les hommes ensemble. Un manteau d’humanité les recouvrait » (J. Lusseyran, Le monde commence aujourd’hui, p. 90). 

Jamais manichéen ou à charge et pourtant d’une très grande lucidité, Gao Ertaï, comme spectateur surplombant le tourbillon dans lequel il se trouvait pris, n’en décrit pas moins les ressorts les plus intimes d’un système de domination extrêmement complexe. Même soumis aux affres les plus terribles de la Révolution culturelle ou quand il est à la merci de ses interrogateurs dans les geôles de l’après-1989, il décrit des modes de résistance cachés, minuscules et quotidiens, logés au cœur même d’une humanité profondément meurtrie2.

Éric Florence
Faculté de Philosophie et Lettres

1Le cinéaste indépendant Wang Bing a consacré plusieurs films à la vie dans le camp de Jiabiangou, voir en particulier « He Fengming, chronique d’une femme chinoise » et plus récemment « Les âmes mortes », documentaire fleuve de plus de huit heures.
2C’est notamment un des policiers chargé d’instruire le dossier de Gao Ertaï en septembre 1989 qui prendra le risque de laisser à son épouse le paquet de documents à partir desquels l’auteur rédigera En quête d’une terre à soi.

 

Gao Ertaï, En quête d'une terre à soi, Trad Danielle Wen Lys Chou et Mathilde Nyan Shi Chou, Actes Sud, 2019, 750p.

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