John Kennedy Toole : La conjuration des imbéciles


Toole

Il existe une confrérie très secrète et pourtant très étendue dont les membres communient dans le culte joyeux d’un livre extraordinaire. Son titre, déjà, est prometteur : La conjuration des imbéciles. Il renvoie à la phrase de Swift : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui ». Citation aussi bien adaptée, on va le voir, à la situation du créateur qu’à celle de sa créature.

L’auteur, John Kennedy Toole, s’est suicidé en 1969, à l’âge de trente-deux ans, sans doute poussé au désespoir pour avoir essuyé une suite ininterrompue de refus de publication émanant des différents éditeurs auxquels le manuscrit avait été envoyé, alors qu’il estimait pourtant y avoir mis le meilleur de lui-même. Ironie de l’histoire, ce roman fut publié à titre posthume en 1980, grâce aux efforts conjugués de sa mère et de l’écrivain Walker Percy, et reçut le Prix Pulitzer en 1981. Depuis lors, des lecteurs de plus en plus nombreux et enthousiastes ont été enchantés par les aventures picaresques du héros du livre, le ci-devant Ignatius J. Reilly.

En effet, si la destinée personnelle de Toole ne prête guère à sourire, la vie de son personnage de papier, elle, a déclenché, dans le monde, des cascades d’hilarité. Le roman nous conte en effet les affres auxquelles se trouve confronté Ignatius, honnête citoyen de la Nouvelle-Orléans, lorsqu’il est contraint, sur l’insistance de sa mère, une veuve au désespoir d’entretenir un fils aussi fainéant que ratiocineur, de trouver du travail. Lui qui, à trente ans, a passé l’essentiel de sa vie, confortablement installé dans son lit, à noircir des cahiers Big Chief de ses profondes réflexions théologico-philosophiques, le voilà donc acculé à affronter l’univers hostile des autres – les « imbéciles » –, ceux qui ne comprennent rien à ses vues altières et à qui il s’adresse d’un ton impérieux et dans un langage châtié, afin de leur témoigner le mépris abyssal dans lequel il les tient. Bien entendu, ces « autres » lui vouent en retour l’étonnement et la condescendance qu’on témoigne d’ordinaire aux doux dingues. Confronté au monde du travail, il s’applique consciencieusement, parfois même inconsciemment, à saboter les tâches diverses qui lui sont confiées. Il sera successivement employé dans la fabrique de jeans Levy et vendeur de hot dogs sur la voie publique ; entretemps, il se sera improvisé meneur de grève ratée, aura fomenté de fantasques coups d’État en compagnie d’invertis dont il sera l’héroïne d’un soir et fréquenté un obscur tripot où de bien peu recommandables trafics se négocient.

Les tribulations d’Ignatius permettent à Toole de composer, dans un style baroque,  une galerie de personnages inoubliables, révélateurs du petit monde de la Nouvelle-Orléans : la mère d’Ignatius, bien entendu, mais aussi sa vieille amie Santa Battaglia et son soupirant Claude Robichaux (toujours fulminant contre les « communisses »), le sergent de police Mancuso, souffre-douleur de ses collègues et de ses supérieurs, Miss Trixie, une antique employée de la fabrique Levy que l’épouse du patron, nourrie au lait des sottises psychologiques étalées dans les magazines féminins, entreprend de relooker au grand dam de son mari, ou bien encore Jones, le Noir au langage fleuri et à l’intelligence aiguisée, exploité par Lana, la tyrannique tenancière du bar « Les Folles Nuits ». Surtout, à travers les péripéties du roman, c’est la Nouvelle-Orléans, truculente, populeuse et odorante, qui s’offre à notre regard. Toutefois, dans cet univers comique, il y a un talon d’Achille : la relation compliquée qu’Ignatius entretient avec Myrna, une ancienne condisciple, qui s’apparente peut-être à de l’amour et qui pourrait le sauver. On n’en dira pas plus mais on espère avoir suffisamment appâté le chaland pour enrichir la confrérie susévoquée de nouveaux membres.

Nicolas Thirion
Droit commercial

John Kennedy Toole, La conjuration des imbéciles, trad. J.P. Carasso, 10/18, 2002, 533 pp.

Retourner à la page des Lectures pour l'été 2020

>> suivant

Partager cette page