Jeanne de Tallenay : L'invisible


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L'invisible de Jeanne de Tallenay, paru chez Lacomblez à la fin des années 1890, est un roman des plus troublants, des plus envoûtants, qui révèle pleinement la singularité d’inspiration comme la maîtrise de la narration subjective d’une écrivaine méconnue, et qui fait partie des redécouvertes majeures proposées par les éditions Névrosée.

L’histoire tire son inspiration de la croyance théosophique en la survie des esprits après la mort. La voix qui surgit dès les premières lignes décrit, nue, ses observations, s’interroge aussi (« Qu’avais-je été ? Qu’étais-je devenu ? ») jusqu’à comprendre qu’elle est tout ce qui subsiste du corps où elle était jadis enclose, celui de Gontran de Valbois. Dès l’incipit, nous voici en empathie parfaite avec le narrateur, happés par son angoisse quand il comprend qu’il assiste aux premiers remous provoqués par son décès, puis à ses propres funérailles !

Passer de l’autre côté du miroir suppose une profonde impuissance, soit l’impossibilité de communiquer avec les vivants, cependant doublée d’un pouvoir absolu : la conscience peut se déplacer invisiblement vers les êtres familiers, si éloignés fussent-ils, et découvre enfin les véritables ressorts de leurs sentiments, les motivations de leurs actes, le tréfonds de leur cœur. Les révélations s’enchaînent pour le célibataire invétéré que fut Gontran, quand il entrevoit s’éveiller l’intérêt des uns, jusque là indifférents à sa personne mais soudain alléchés par la perspective de l’héritage ; ou encore quand il découvre la passion inextinguible et exclusive qu’il inspira à une femme alors même qu’il la croyait inaccessible.

Comment ne pas penser à un roman précurseur de Mort de quelqu’un de Jules Romains ? À la différence qu’ici la démarche n’illustre pas une philosophie telle que l’unanimisme, où l’âme flotte en surplomb avant de se confondre à une conscience collective et anonyme. La perception mise en scène par Jeanne de Tallenay participe plutôt d’un regard individualiste diffracté, se tenant au centre des divers axes directeurs de son existence et effectuant le bilan de sa présence terrestre, avant la seconde mort et la renaissance.

Frédéric Saenen
Écrivain, Rédacteur en chef  Revue Générale, ISLV ULiège

Jeanne de Tallenay, L’invisible, Névrosée, coll. « Femmes de lettres oubliées », 2019, 276 p.

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