Christian Libens : Sève de femmes


Libens

Trois amis se trouvent surpris par la fin du jour lors d’une excursion mouvementée dans l’Oberland, ils se réfugient dans une anfractuosité de la roche, contraints de bivouaquer en attendant le lever du soleil. L’un des randonneurs propose, pour tuer le temps, que chacun raconte une histoire vraie autour d’un thème. La femme fut le sujet qui emporta l’adhésion des compères. Ainsi, à la manière du Décaméron de Boccace, trois récits sont ainsi proposés à la curiosité du lecteur, le plongeant crescendo dans l’intime des corps dans cette première nouvelle qui donne son titre au livre de Christian Libens.

Dans la seconde, nous voyons Pierre, le narrateur, se souvenir d’une rencontre avec Marie-Dominique dans un jardin de Genève : « Elle était presque nue sous l’ample et longue robe de coton froissé qu’il aimait tant, et ses pieds bronzés jouaient dans ses éternels sabots suédois. Avait-elle seulement dix-neuf ans ? Un été, ce parc, ils l’avaient traversé le cœur au bord des lèvres, courant sous l’orage, après un chaud dimanche passé sur le Léman. » Bien sûr, ils s’étaient mariés, puis avaient divorcé. La nostalgie amène Pierre à revenir sur les lieux d’un amour non éteint, mais la curiosité le pousse aussi à visiter la maison natale du grand Michel Simon. Là, il rencontre Marthe, une jeune Burundaise, qu’il entraîne sur la tombe de l’acteur à Grand-Lancy. Dans le taxi, « Pierre détourne le regard. Il s’oblige à ne plus voir que le profil de Marthe, assise à sa droite. Elle a la beauté presqu’immatérielle des femmes tutsies. Visage étroit, nez fin. Et ce long crâne oblong qui le fascine ! Il imagine Marthe coiffée d’un bandeau icyanganga, comme sur ces vieilles photos de la cour du Mwami qu’il avait achetées à Bujumbura. » Le père de Marthe, un pasteur suisse, avait épousé une tutsie burundaise, la famille vivait au Rwanda. Le lecteur aura vite compris que le génocide allait marquer d’une trace indélébile le corps de la jeune femme. Le romanesque rejoint ici de terribles témoignages qui racontent cette folie humaine.

Suivent deux autres nouvelles, la première tourne autour de l’auteur de Tempo di Roma, Alexis Curvers, l’autre se passe dans une bouquinerie d’Outremeuse, en terre liégeoise. Christian Libens est un spécialiste de Simenon, mais on découvre ici un pur écrivain, un styliste qui enchante le lecteur. La littérature belge est donc bien présente dans le livre, mais elle n’occulte nullement le désir charnel. Elle l’entoure voire le provoque. Il faut juste laisser à l’imagination de l’écrivain l’art de mêler les ingrédients.

 Alain Dantinne
Écrivain et philosophe, Faculté d'Architecture

Christian Libens, Sève de femmes, Weyrich, coll. Plumes du Coq, 2020, 132 p.

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