Mythes de la Gastronomie

L'étonnante histoire de la fourchette

Dans Recherche Culture

Fourchette de l’empire romain du IVe siècle, probablement originaire de Syrie. Cleveland Museum of Art ©Daderot - Wikimedia Commons  

Historien de l’alimentation, Pierre Leclercq est collaborateur scientifique de l’Université de Liège, au sein de l'Unité de Recherche Transitions. Auteur de nombreuses publications, il donne aussi régulièrement des conférences-dégustations retraçant l’histoire de l’alimentation de la Préhistoire à nos jours. En partenariat avec l'émission Week-end Première de Sophie Moens, diffusée sur la RTBF-La Première, il se propose d'examiner quelques grandes légendes de l'histoire de la gastronomie.

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L'étonnante histoire de la fourchette

SOPHIE MOENS — Dans notre série consacrée aux mythes de l’histoire de la gastronomie, nous allons nous pencher aujourd’hui sur l’histoire de la fourchette. Alors, à quand peut-on faire remonter l’usage de la fourchette ?

PIERRE LECLERCQ —Selon toute vraisemblance, la fourchette de table est apparue dans l’Empire romain. On a retrouvé de très belles pièces à deux ou trois dents datant du Ier au Ve siècle de notre ère. Il y en a en Gaule, en Italie et au Proche Orient. Mais à partir du Ve, elle disparaît mystérieusement d’Europe.

Les traces de fourchettes romaines sont exclusivement archéologiques. Le plus grand nombre d’entre elles semble provenir de la Gaule romaine. Aucun texte ni aucune image ne donne de précision sur l’usage de ces fourchettes, qui demeure mystérieux. Peut-être sont-elles utilisées lors du repas dans les plus hautes sphères de la société ? On peut imaginer que certains riches romains, mangeant couchés, s’en servent de la main droite pour piquer dans certains aliments durs prédécoupés1.

 

SOPHIE MOENS — On n’a donc plus aucune trace de fourchette dans le Haut Moyen Âge ?

PIERRE LECLERCQ —En Europe, non, mais bien en Perse. Car à partir de ce même Ve siècle, la fourchette fait son apparition dans l’Empire sassanide, en Iran. Mais il est difficile de dire si elle est un héritage de la civilisation romaine, étant donné qu’elle a une forme tout à fait originale, avec un manche qui se termine par un demi-cercle qui sert de base à deux longues dents rapprochées.

Après la conquête arabe de l’Empire perse, au milieu du VIIe siècle, la fourchette y subsiste encore, mais finit par disparaître au cours du Xe siècle. Et c’est justement à partir de cette époque que la fourchette du modèle sassanide progresse vers l’Ouest, dans l’Empire byzantin. Un petit peu plus tard, aux environs de l’an mil, elle est signalée en Italie, toujours sous sa forme sassanide.

Les modèles de fourchettes perses sont très différents des modèles romains :

 fourchettes sassanides

Fourchettes sassanides. De haut en bas : 1, 2 et 3. bronze,  Qasre Abunasr (Chiraz), VIe-VIIe siècle, Metropolitan Museum of Art, New York.  -4. argent, 23 cm, Suse, Ve-VIIsiècle, Louvre, Paris, photo Hervé Lewandowski - 5. bronze, Suse, VIIe-Xe siècle,Louvre, Paris, photo Jean-Gilles Berizzi.

 

C’est précisément cette forme caractéristique des fourchettes sassanides qui apparaît dans l’empire byzantin au 10e siècle :

 La dernière cène

La dernière cène, Karanlik kilise, Göreme, dans le Cappadoce, XIe siècle. Les fourchettes sont apparues sur les murs peints des églises rupestres du Cappadoce (voisin de la Perse) dès le Xe siècle, au moment où elles disparaissent de Perse. Cette représentation, bien que plus tardive, reste fidèle au modèle de fourchette sassanide.

Ce modèle apparaît en Italie à partir de l’an mil environ. Comme la fourchette est totalement absente des sources byzantines et italiennes avant cette date, on peut très prudemment émettre l’hypothèse d’une progression de la fourchette byzantine d’Est en Ouest. Les trois plus anciennes représentations de fourchette en Italie sont toutes du sud du pays, sous influence byzantine :

 de universo rabanus maurus de mensis et escis f° 515 3

1023 de universo rabanus maurus de mensis et escis f° 408 2

Raban Maur, De Universo, Monastère du Mont-Cassin, ms. Casin, 132, ca 1023, f° 408 et f° 511 . Les deux scènes de l’encyclopédie de Raban Maur qui illustrent les articles consacrés à la vie en ville (f°408) et l’alimentation (f°511) reproduisent une fois encore le modèle sassanide dans un contexte particulièrement luxueux. Cette filiation avec Byzance peut remettre en question l’origine germanique des enluminures du De Universo.

 Il y aura ensuite d’autres représentations à Venise qui est également en lien étroit avec Byzance.

SOPHIE MOENS — Oui, et d’ailleurs, on raconte souvent que la fourchette est passée de Byzance à l’Italie suite au mariage d’une princesse byzantine avec un doge de Venise. Que faut-il penser de cette histoire ?

PIERRE LECLERCQ —Cette histoire est une interprétation abusive d’un récit à portée morale de Petri Damiani, un ecclésiastique rigoriste du XIe siècle. Selon lui, une dame byzantine, mariée à un doge vénitien, était tellement attachée à son confort et au raffinement excessif qu’elle ne mangeait qu’avec une fourchette et non avec ses doigts, comme tout le monde alors en Italie. Pour la punir, Dieu l’aurait fait périr de la peste.

Les auteurs du 19e siècle en déduiront que c’est elle qui a ramené la fourchette de Byzance en Italie. Mais les traces de fourchettes au tout début du XIe siècle concernent aussi bien le Nord que le Sud de l’Italie, où l’influence byzantine est très prégnante.

En outre, les traces de fourchettes au tout début du XIe siècle concernent aussi bien le Nord que le Sud de l’Italie, où l’influence byzantine est très prégnante.

Petri Damiani, turbulent réformateur ecclésiastique italien du XIe siècle, est connu pour ses prises de position particulièrement rigoristes et moralistes. La 50e de ses 180 lettres s’intitule « Formation d’une religieuse, à la Comtesse Blanche devenue nonne. » Il y prodigue ses conseils pour aider la religieuse à résister aux tentations par la crainte du jugement de Dieu2. Au chapitre 11, il prêche par l’exemple de l’histoire tragique d’une dame byzantine, mariée au doge de Venise, dont il ne donne pas le nom, ni l’époque à laquelle elle a vécu :

« Cette princesse vivait dans le luxe le plus raffiné, et pour ainsi dire, portait la délicatesse jusqu’à la superstition. Dédaignant de se baigner dans de l’eau de fontaine ou de rivière, on était obligé de ramasser de tous côtés et avec des peines incroyables la rosée du ciel pour lui en composer le bain. Elle ne touchait non plus ce qu’elle mangeait, avec ses mains ; mais ses eunuques lui coupaient ses aliments en menus morceaux, qu’elle portait à sa bouche avec de petites fourchettes d’or à deux dents. Sa chambre était si remplie de parfums et d’aromates, que mon cœur se soulève au seul souvenir d’une mollesse si honteuse. Le lecteur aurait même peine à croire, si je lui en faisait le détail. Mais Dieu qui désapprouvait le comportement de cette femme, lui envoya une punition. Tous les membres de son corps se mirent à pourrir, de sorte que sa chambre s’emplit d’une odeur tellement insupportable qu’une seule servante pouvait encore travailler à son service3. »

En 1744, le savant italien Louis Muratori mettait déjà en garde vis-à-vis de la véracité des histoires de Petri Damiani qui mêlent allégrement une certaine réalité difficile à appréhender et le fantastique. L’histoire a avant tout une portée morale et ne doit pas être prise à la lettre. Nous pouvons en déduire tout au plus que la fourchette n’est pas d’un usage commun en Italie au XIe siècle. La condamnation de Damiani a poussé un certain nombre d’analystes à conclure que la fourchette a été interdite par l’église qui ne l’a réhabilitée qu’à la fin du XVIIe siècle. On ne peut suivre cette affirmation. Comment expliquer dès lors la présence de la fourchette face à Jésus dans deux scènes de la basilique Saint-Marc de Venise, dans des enluminures de manuscrits recopiés par des moines, ainsi que dans un règlement de monastères du début du XVIIe siècle4 ?

Muratori a également identifié la dame byzantine. Il s’agirait de l’épouse de Giovanni Orseolo (981-1006), fils du doge Pietro Orseolo, Maria Argyre. Maria Argyre était la petite-fille de l’empereur Romanos II, nièce de Basil II et de Constantin VIII et fille du futur empereur Romanos III. Elle est effectivement morte de la peste à Venise avec son mari en 1007.

En 1808, l’homme de lettres anglais William Taylor intègre ce récit dans la petite histoire de la fourchette qu’il compose pour le Monthly Magazine. Tout comme Muratori, il identifie la princesse à Maria Argyre. Il conclut que la fourchette, inconnue à Venise à cette époque, a été rapportée par Maria de Constantinople où elle a probablement été inventée5.

En 1866, l’historien français Jean Armingaud reprend à son tour le récit de Damiani dans le cadre de son histoire de la fourchette, mais prétend, lui, qu'il s'agit de Theodora Anna Doukaina (1058-1083), mariée en 1075 avec le doge Domenico Selvo6. Or Damiani est décédé en 1072, Theodora était encore bien vivante, elle s'est mariée 3 ans plus tard, elle n’est morte que 11 ans plus tard. Il est donc impossible que ce soit de Theodora que parle Damiani. C’est pourtant cette version qui sera la plus répandue au cours des XXe  et XXIe siècles.

SOPHIE MOENS — D’accord. La fourchette italienne est donc un probable héritage byzantin dû aux échanges commerciaux intensifs entre les deux pays. Mais elle ne s’est pas arrêtée à l’Italie et va progresser jusqu’en France, grâce à Catherine de Médicis, non ?

PIERRE LECLERCQ —On est ici complètement dans la légende, étant donné qu’il y a des traces écrites de fourchettes en France depuis le début du XIVe siècle, et des preuves archéologiques depuis le XVe siècle.

En fait, le mythe de Catherine de Médicis responsable de l’introduction de la fourchette à la cour des Valois date de 19607 au plus tard et s’ajoute aux nombreux autres mythes concernant cette reine à qui on a attribué tout à fait abusivement l’introduction en France de la crème glacée, des liqueurs, du sabayon, de l’artichaut, des haricots, de la frangipane, ainsi que d’une multitude de cuisiniers italiens soi-disant responsables du renouveau gastronomique français des XVIe et XVIIe siècles.

Un certain nombre de registres médiévaux attestent l’usage de la fourchette en Europe occidentale dès le début du XIVe siècle. Néanmoins, cet usage semble plus limité qu’en Italie et dévolu à la consommation de fruits frais et de fruits confits8. Notons que la forme des plus anciennes fourchettes françaises retrouvées en fouille, datant du XVe siècle, n’a rien à voir avec la forme sassanide, mais bien avec celle de certaines fourchettes gallo-romaines du IIIe siècle ! Dès lors, on peut se demander s’il y a bien eu une interruption de l’usage de la fourchette entre la fin de l’Empire romain et le début du XIVe siècle ? Hélas, l'archéologie n'a pu mettre au jour aucun spécimen et la question reste ouverte.

SOPHIE MOENS — Mais c’est quand même bien à cause des énormes fraises qu’ils portaient autour du cou qu’on a généralisé l’usage de la fourchette à la cour de France, non ? ou est-ce encore une légende ?

PIERRE LECLERCQ —Cette histoire de fraise pour justifier l’usage de la fourchette est l’œuvre de l’historien de l’art Henry Havard. Dans son Dictionnaire de l’ameublement publié en 1888, il attribue à Henri III la recrudescence de l’usage de la fourchette à la cour de France en se basant sur un pamphlet féroce destiné à ridiculiser la cour du dernier Valois. Henry Havard décrit ainsi des courtisans maladroits, maniant difficilement la fourchette et en en mettant plus à côté que dans la bouche.Une fois encore, ce texte parodique ne doit pas être pris à la lettre. Havard fait ensuite le lien entre la mode des fraises et celle de la fourchette qui lui semble indispensable pour manger sans salir la fraise. L’affirmation ne se base donc pas sur une source historique irréfutable, mais sur une supposition peu crédible, étant donné que la fraise n’empêche absolument pas de manger avec les doigts.

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Le bal des noces du duc de Joyeuse en 1581 (détail). École française, fin XVIe s. Musée du Louvre, Paris. On y voit à gauche Henri III à côté de sa mère Catherine de Médicis.

Il est néanmoins tout à fait clair que l’usage de la fourchette s’est intensifié en France à la fin du XVIe et au début XVIIe siècle. Et à partir du moment où la fourchette s’est imposée, notre rapport à notre nourriture a changé. Tout d’un coup, il est devenu grossier de prendre les aliments avec les doigts et la fourchette a acquis le statut de véritable critère de civilisation. On peut raisonnablement considérer qu’à partir du XVIIIe siècle dans nos régions, riches ou pauvres, tout le monde connaît l’usage de la fourchette.Au XIXe siècle, on prétend même qu’elle est indispensable au plaisir gastronomique alors que presque personne ne l’utilisait trois siècles auparavant. La fourchette s’impose donc comme un symbole de la civilisation occidentale.

Voici le texte de Henry Havard qui lança le mythe de la fourchette de Henri III. Sa démonstration a fait une telle impression que cette histoire est encore aujourd’hui largement répandue :

« Une révolution aussi capitale dans les usages, que de manger avec des fourchettes, ne dut pas – on le suppose bien – s’opérer sans une raison hautement décisive. Cette raison, nous croyons l’avoir trouvée dans le développement extraordinaire que les cols et les fraises prirent à la fin du XVIe siècle. (…) et comme, avec de pareils cols, il était impossible de porter ses aliments à la bouche avec ses doigts, on dut rallonger les manches des cuillers et, pour les mets solides, recourir aux fourchettes. (…) Il serait, croyons-nous, inutile de chercher autre part la cause déterminante de cette innovation curieuse. Quelque étrange que cela puisse sembler, si nous mangeons avec des fourchettes, c’est parce que nos ancêtres eurent des cols immenses9. »


1 Pour une bonne synthèse sur l’histoire des fourchettes dans l’Antiquité et le Moyen Âge en Orient, voir Maria Parani, « Byzantine Cutlery : an Overview », Δελτίον Χριστιανικής Αρχαιολογικής Εταιρείας, n°31, 2010, p. 139-164.
2Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, t. 20, Paris, 1757, p. 562.
3Traduction du texte de Pierre Damiens d’après Louis Muratori. « Compte rendu de Annali Ditalia dal Principio Dell’era Volgare de Louis Muratori, 1744 », dans Le Journal des sçavans, Paris, Jean Cusson, 1751. Le texte original est retranscrit dans Archives des missions scientifiques et littéraires, deuxième série, t. 4, Paris, Imprimerie impériale, 1867, p. 443.
4 Pierre Fourier, Les vrayes constitutions des religieuses de la congrégation de Nostre Dame, 1649.
5 « Extracts from the Port-folio of a Man of Letters”, The Monthly magazine, t. 26, vol. 2, Londres, Adlard, 1808, p. 354.
6Jean Armingaud, « Histoire des relations de Venise avec l’empire d’Orient, depuis la fondation de la République jusqu’à la prise de Constantinople au xiie siècle », Archives des missions scientifiques et littéraires, Paris, Imprimerie nationale, E. Leroux, 1868, p. 356, 357.
7 Georges et Germaine Blond, Histoire pittoresque de notre alimentation, Paris, Fayard, 1960.
8 Stéphane Vandernberghe, « Les premières fourchettes », Fêtes gourmandes au Moyen Âge, dir. Jean-Louis Flandrin, Carole Lambert, Paris, Imprimerie Nationale, 1998, p. 45.
9 Henry Havard, Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration, t. 2, Paris, 1888, col. 933, 934.

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