Samuel Stento & Guillaume Trouillard, La Saison des Flèches. Omaka Wanhin Kpe


saisonfleches

« Mettez un Indien dans votre vie », « Le Far-West à la maison pour 19 euros seulement »

C’est ce que clame Mulligan’s Tradition Inc., une entreprise américaine qui, dès la fin du 19e siècle, propose de mettre les Indiens en conserve et de les vendre. Absurde ? Visionnaire ? Cynique ? Voilà en tout cas comment, un siècle plus tard, une famille d’Indiens en conserve débarque chez un couple de retraités français. C’est le point de départ de l’histoire.

D’une flèche plantée au pied du lit du couple naît un arbre à flèches qui ne cesse de prendre de l’ampleur tout au long du livre amenant de plus en plus d’ « indianité » dans la vie du ménage. Petit à petit, leur appartement se transforme en Plaines du Wyoming que traversent des bisons, le couloir devient un canyon, les chercheurs d’or accourent. Les deux « mondes » se superposent et s’entremêlent, créant des situations absurdes et drôles.

Les auteurs, Samuel Stento (peintre, sculpteur et scénariste) et Guillaume Trouillard, (scénariste-dessinateur) nous offrent une vision satirique, très second degré, à la fois du monde moderne, mais aussi de l’histoire des peuples amérindiens telle que souvent racontée dans les manuels scolaires. Stento inclut en effet quelques références historiques, toujours sur un ton sarcastique, comme le recrutement de soldats amérindiens durant la Seconde Guerre Mondiale ; ou l’attribution de noms européens  – comme ce fut le cas notamment à la Carlisle Indian School en Pennsylvanie, ouverte en 1879 (l’année où, tiens donc, Irvin Mc Mulligan a son idée d’Indiens en conserve). Une autre date que l’on peut relever : 1885. Dans le livre, cela « marque en effet le début d’une providentielle et durable pénurie d’Indiens. » On peut peut-être établir un parallèle avec la Rébellion de la Saskatchewan en 1885, qui opposa les Métis et Louis Riel au gouvernement Canadien, se termina par la plus grande pendaison collective de l’histoire du Canada et aboutit à un durcissement de l’Indian Act de 1876, par lequel, les peuples autochtones se sont vus retirer de plus en plus de droits.

On peut aussi citer l’arrivée du photographe-ethnologue Edward S. Curtis qui crée ici le 21e volume de sa collection célèbre et controversée « The North American Indian » en faisant poser la famille Sioux et le couple français devant son objectif. Pourquoi controversée ? Parce que si Curtis a constitué une collection d’images inédites et ainsi contribué à la mémoire d’un pan de l’histoire et des cultures amérindiennes, il est aussi critiqué pour avoir mis en scène ces images, immortalisé une majorité d’hommes dans des tribus parfois matriarcales, ajouté des accessoires traditionnels ou retiré des objets jugés trop modernes afin de rester fidèle à la vision occidentale de « l’Indien sauvage».

L’idée de « l’Indien en conserve » qui sert de point de départ à l’histoire prend donc tout son sens : colonialisme, appropriation culturelle, idéalisation, méconnaissance, transformation, oubli voire négation de ce sur quoi se sont construits les Etats-Unis d'Amérique…

Cette BD joue avec les clichés et elle le fait d’autant mieux qu’elle est bien documentée. Et de ce fait, le second degré qui la domine requiert une lecture à deux niveaux : texte vs. dessin, conserve vs. nature, monde occidental du 21e siècle vs. peuples amérindiens du 19e siècle, histoires vs. Histoire, humour vs. gravité, réel vs. irréel. 

L’histoire est racontée sous forme de journal entrecoupé par un bref historique de l’entreprise « Mulligan’s Tradition », ou un feuillet descriptif sur « L’Indien en conserve » (sa physiologie, son mode de reproduction, etc.),  ou encore par le mode d’emploi de ces Indiens domestiques.  Le style graphique est donc varié : illustrations pleine page à l’aquarelle, des planches de six cases carrées avec ou sans contour, des pages blanches contenant juste du texte en lettrage manuscrit et une série de petits croquis peints à la façon de pétroglyphes.

Finalement, à l’image de la nature reprenant ses droits sur le monde moderne, au fil des pages, le dessin prend le dessus sur le texte qui disparaît presque totalement. Un dessin à l’aquarelle, léger et pur, qui colle bien avec l’idée du journal ou carnet de voyage, des belles couleurs (dominante brun-ocre), une mise en page et un découpage originaux, et une complémentarité entre l’image et les mots qui ajoute encore à la qualité de cet album qui a reçu le prix Fnac-Sinsentido et a fait partie de la sélection officielle d’Angoulême 2010.

Une BD hors du commun à découvrir, à lire et à relire puisqu’elle a été rééditée en avril 2017 !

Caroline Van Linthout
ISLV - Langue et littérature anglaises

 

Samuel Stento & Guillaume Trouillard, La Saison des Flèches. Omaka Wanhin Kpe, éditions de La Cerise, 2009. 104 p.
Réédité en 2017, avec des suppléments tels qu’un volet dépliant ou un bandeau pour faire sa boîte d'indien.

 

Lectures pour l'été 2018

 

 >> suivant

 

 

Partager cette page