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« La diversité du monde est ce qui me construit », écrivait mon cher Francis Ponge.

Il en va ainsi également de la littérature, qui est belle d’abord par sa variété. Certes, il fut un temps où il fallait choisir entre la « littérature Finnegans » et « la littérature Hire », pour reprendre la formule d’Enrique Vila-Matas,qui s’amuse, dans Chet Baker pense à son art, à opposer « le réalisme commercial de Simenon » au « radicalisme de Joyce ». Ce temps n’est plus : les lecteurs ont acquis depuis belle lurette le droit à l’éclectisme. Les écrivains aussi : voilà qui est peut-être un peu plus neuf. Il est sans doute plus rare encore d’afficher en texte la bigarité de ses admirations. Et tout à fait original d’en faire le contenu même d’un roman. Ou plutôt : à la fois la forme et le contenu d’un roman.

C’est dans cette perspective que j’ai lu et adoré lire Un certain M. Piekielny de François-Henri Désérable. L’intrigue est la suivante : le narrateur, qui n’est autre que l’auteur, cherche les traces d’un homme que Romain Gary a décrit dans La Promesse de l’aube, ce M. Piekielny, Juif célibataire de Vilnius, qui ressemblait à une « souris triste » et qui aurait été le seul à croire aux délires de grandeur de la mère de Gary quand celui-ci était enfant et qu’il s’appelait Roman Kacew. En conséquence, l’homme aurait demandé au petit Roman : « Quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire : au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny... » Et Gary prétendra avoir tenu promesse.

À partir de là, le roman de Désérable se construit en brefs fragments qui se penchent tour à tour sur différents sujets : la quête du narrateur à Vilnius, le récit de certains épisodes de la vie de Gary, des réflexions sur la littérature, la description du rapport à la mère et de Gary et du narrateur, et enfin des suppositions sur l’existence, mais aussi sur la mort, de Piekielny, plus que probablement victime de la Shoah.

Pareil patchwork est difficile à réaliser : le lecteur qui s’attache à un pan va-t-il s’intéresser aux autres ? Pour ma part, j’ai aimé chaque chapitre et j’ai adoré l’ensemble. Pourtant, les différents fragments sont très contrastés : Désérable a l’audace de passer du rire aux larmes. Plus précisément : de l’ironie à l’émotion grave, alors qu’il s’agit de tons qui semblent contradictoires, voire inconciliables, puisque l’une produit une forme de distance et l’autre demande l’adhésion totale. Chaque changement de cap se fait pourtant naturellement : on sourit d’un trait fin, d’un jeu ludique avec les mots, et puis l’on se retrouve face aux crimes nazis, sans heurt, de façon juste, convaincante. Peut-être est-ce le jeu entre la vérité historique et la fiction qui permet ces sortes de débrayages, je n’en sais rien – mais cela fonctionne à merveille.

Le livre est donc pluriel en lui-même. Il l’est aussi dans ses références. Même s’il avait un parcours très singulier, notamment avec sa seconde vie littéraire sous le nom d’Émile Ajar, Romain Gary faisait partie des écrivains qui se revendiquaient explicitement du « bon vieux roman ». Or, la littérature produite par Désérable, tant dans sa structure narrative que dans son style, n’a que peu à voir avec ce « bon vieux roman ». Elle appartient à une autre famille, celle d’écrivains ironiques et soucieux du renouvellement de la forme, tels que Jean-Philippe Toussaint ou Éric Chevillard, c’est-à-dire à des descendants directs de Beckett et du Nouveau Roman. Désérable ne réconcilie par ici Joyce et Simenon, mais Gary et Robbe-Grillet, ce qui n’est déjà pas mal ! Ainsi opère-t-il une forme de bouclage, ludique et grandiose, à la gloire de la diversité de la littérature.

 

Laurent Demoulin
Littérature française contemporaine

François-Henri Désérable, Un certain M. Piekielny, Gallimard, 2017

 

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